Si...
De
petit Mirliton
Si tu peux te gaver de
septembre à fin mars
De livres et de mots, à les vomir par terre,
Démêler le roman et le lai de la farce,
Si tu peux te surprendre à balbutier Voltaire,
En buvant ton café voir s’y jouer l’Henriade,
Unir Vallès à Sand ou Pascal à Rotrou,
Et, ne sachant plus rien, tout savoir malgré tout,
Toujours présent jamais malade,
Si tu peux réciter l’homme aux quatre Figures,
Dans ta tête inhumer ses tonnes de discours,
Ne pas fléchir le front contre le premier mur,
Apprendre dans la peur, écrire sans amour,
Si tu peux détenir l’auteur des Misérables,
Par ta plume homicide étêter son génie,
Dire un peu tout sur tout, affirmer quand on nie,
Plus déloyal que corvéable,
Si tu peux retrouver dans un lointain phonème
La loi de Bartsch le Grand, la nasalisation,
Si tu peux rester fourbe en citant un poème,
Si tu peux dire oui aux compléments du nom,
Si tu sais conjuguer tous les noms de tes rois,
Noircir de ta candeur d’innombrables feuillets,
Faire valoir ton cœur travesti d’intérêt,
Car à l’échec tu as bien droit,
Si tu peux repartir de fin mars à juillet,
Dormir de moins en moins, réveiller tes tactiques,
Gloser en javanais, déclamer des sonnets,
Prendre garde à Michard, parler la didactique,
Si tu peux arranger sous tes yeux ces valises,
Partir vers d’autres murs quand revient le soleil,
Consacrer ton massacre en vrai, en rêve, en veille,
Ou pourquoi pas rafler la mise,
Si tu peux supporter l’aléa, la fortune,
Si tu peux croire en toi comme on croit à la lune,
Si tu peux deviner ce que sera demain,
Si tu peux rédiger les lignes de ta main,
Si tu peux lire aussi le devenir public
Et, croyant juste un peu à notre République,
Jouer les Condorcet, les Ferry, les Buisson,
Oui, si tu peux vraiment parfaire, ô mon garçon,
De tes laïques mains, ce superbe édifice,
Alors tous opportuns, nous te ferons la fête,
Hasard, Chance et Bonheur guideront ton office,
Traînant ta nullité jusqu’au jour de retraite,
Tu seras Capésien, mon fils.
Texte original:
Si
tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand
tous les autres les perdront ;
Si
tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et
recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si
tu peux être amant sans être fou d’amour,
Si
tu peux être fort sans cesser d’être tendre
Et,
te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant
lutter et te défendre ;
Si
tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties
par des gueux pour exciter des sots,
Et
d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans
mentir toi-même d’un seul mot ;
Si
tu peux rester digne en étant populaire,
Si
tu peux rester peuple en conseillant les rois
Si
tu peux aimer tous tes amis en frère
Sans
qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;
Si
tu peux méditer, observer et connaître
Sans
jamais devenir sceptique ou destructeur ;
Rêver,
mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser
sans n’être qu’un penseur ;
Si
tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si
tu peux être brave et jamais imprudent,
Si
tu sais être bon, si tu sais être sage
Sans
être moral ni pédant ;
Si
tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et
sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou
perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans
un geste et sans un soupir ;
Alors
les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront
à tout jamais tes esclaves soumis
Et,
ce qui vaut mieux pour les Rois et la Gloire,
Tu
seras un homme, mon fils.
Si…’
de Rudyard Kipling,